Concours de nouvelles : "Jour 824 - Mon séjour à Pauvre Emploi", par Sophie Fontaine

Publié le 10/02/2021

Première nouvelle envoyée pour notre concours de nouvelles que nous vous proposons de découvrir sur notre site web. Pour rappel, le palmarès a été le suivant : 1er, Sébastien Verdier pour Boule de neige au soleil, 2e, Roxane Montaigu Sans maudire, 3e, Isabelle Joly pour En pente douce. Les membres du jury étaient Yannick Bovalo (vice-président de l’Aract, FRBTP), Cécile Jenft (cheffe de service au conseil régional), Patrick Issartelle (responsable des Grands projets Anact), Adeline Boukerrou (Dieccte). Les trois premiers ont obtenu un bon d'achat à la librairie Autrement.

Jour 824 - Mon séjour à Pauvre Emploi

par Sophie Fontaine

Ma routine beauté du matin ? Enfiler un vêtement ne comportant pas de jeans (c’est interdit au bureau, ça ne fait pas assez classe), avaler un café et sauter dans mon bolide dont l’assurance mensuelle me fait penser qu’il s’agit d’une sportive de luxe. Voilà 1h05 que j’en suis prisonnière. Il faut croire que les gens partent tous de chez eux à la même heure, et ce chaque matin, sans aller au même endroit, c’est inouï !

Il est 7h12 quand je décide d’allumer la clim' en dépit de mon souhait de protéger la planète. Je serai en retard, mais fraîche ! Ayant décroché le grand, le précieux sésame des salariés en octobre dernier, je suis depuis près d’un mois l’heureuse propriétaire d’un crédit automobile et d’un véhicule blanc (moins cher à l’achat) climatisé, qui va avec !

Dehors, le doux son des klaxons et le rythme des feux rouges me font regretter ma couverture et mes céréales que je n’ai pas eu le temps de manger. Du haut de mes 25 ans, voilà 824 jours que je fais baisser la moyenne d’âge des employés de ma boîte de moitié. Ici, la grande cheffe de la bande de 12, c’est madame Pizmuk. Moi, je m’occupe du site internet, des réseaux sociaux, de la paperasse, du courrier, de la correspondance avec les clients des trois entreprises collaboratrices, du nettoyage de mon bureau après la pause méridienne, qui n’est autre qu’une réunion journalière déguisée qui se tient sur mon espace de travail, et du passage d’aspirateur dans les locaux le vendredi. Comme vous l’aurez compris, je suis chargée de communication… Aujourd’hui, en montant les marches qui mènent à la super startup à laquelle j’appartiens, j’observe des tâches de café. C’est sûr, ce sera pour ma pomme, madame Pizmuk déteste que je boive du café ! Après un bonjour cordial à Pizmuk très occupée, je vois le sourire de compassion de mes deux collègues, souffle de vie de cette merveilleuse compagnie qui contribue à l’effort du pays. Vive La France !

À peine mon poste allumé, Pizmuk me saute au cou. Je n’ai pas répondu à ses trois appels ultra-urgents ce matin à 6h03, 6h04 et 6h06. Je n’ose pas lui dire que je profitais à cette heure des bienfaits du café sur le transit… J’ai tout de même entendu ses messages vocaux, ils inondent mon portable personnel, (le seul que j’aie) chaque jour. La boule que j’ai dans le ventre depuis 8 mois enfle à son contact. Oui madame Pizmuk, je posterai sur le réseau votre merveilleuse image de carotte en forme poussin trouvé sur une page d’un célèbre réseau social et, oui, j’ai bien envoyé le chèque du paiement de la facture de téléphone. Non, ce n’est pas normal qu’il n’y ait plus de réseau sur celui-ci ! Oui, je m’en occupe entre deux articles promotionnels et le montage d’une vidéo d’entreprise. Après une soufflante sur mon incompétence et une liste de choses à faire ultra-urgentes, elle retourne à son royal bureau, mais sa puissante et pesante présence tournoie autour de mon espace, séparé de celui de mes collègues pour ne pas que l’on soit déconcentrés par une once de joie ; jusqu’à la pause.

Marie, elle, purge son contrat à durée indéterminé depuis près de 12 ans ! Elle c’est notre petite maman à Juno et à moi. La première fois que j’ai pleuré dans le bureau de Pizmuk, elle m’a tendu une madeleine (et j’adore ça !). C’est elle qui m’a alertée sur mon début de dépression. On appelle cela un burn-out aujourd’hui, m’a dit mon médecin. C’est Marie encore qui m’a conseillée pour mon arrêt maladie et m’a filé des astuces sur comment me renseigner et signaler aux services de la direction du travail mes conditions déplorables de vie dans cette entreprise dynamique.

À l’aide des conseils de tous, j’ai donc eu un premier entretien individuel concernant ma demande de rupture conventionnelle, il y a 3 semaines. Échec. Madame Pizmuk et Monsieur Pizmuk se sont ainsi concertés avant de m’expliquer à quel point j’étais une personne lambda, sans ambition et insuffisamment dotée de professionnalisme pour épouser comme eux ma profession, mon emploi, leur boîte, mon amour ! À cela, s’était ajouté un sermon sur les salariés ingrats à qui ils donnent du pain et qui n’attendent qu’une rupture conventionnelle pour aller se morfondre sur leur sort au chômage et vivre aux crochets des gens bien construits comme eux ! À voir la tête des automobilistes qui erraient sur la quatre voies à 70 km ce matin, il faut croire que le travail c’est la santé des autres ! Après un second entretien au cours duquel j’ai fait preuve de nombrilisme (selon la reine de la ruche) en leur rappelant l’illégalité dans lesquelles certaines de leurs affaires se trouvaient, des preuves de leur mauvaise foi que je détenais et des nombreux mails, appels et messages hors horaires de travail que j’avais pris soin de sauvegarder, monsieur et Madame Pizmuk ont finalement décidé de se séparer de mes fonctions, clamant à leurs clients qu’il s’agissait d’un choix de la direction de poursuivre leur progression sans moi.

Après deux candidats à ma succession ayant abandonné avant la prise de poste, Madame Pizmuk n’est pas de bonne humeur, comme à son habitude. Elle partira pour un rendez-vous chez le kiné vers 15h05. Ne voulant pas payer mes congés, je quitte donc mon poste à 17h00 tapante. Il me reste encore un mois pour faire partie de l’équipe dynamique de cette société innovante autant dans les projets que le management !

En rentrant, seconde routine beauté quotidienne : café, douche, cuisine (5 minutes le plat maximum), recherche d’emploi, consultation des mails de refus, recherche sur Google sur comment gagner de l’argent sans travailler, abandonner l’idée de devenir youtubeur ou de gagner au loto, revenir sur recherche d’emploi en mangeant, s’écrouler devant un film.

Le lendemain, je retrouverai dans mes spams une réponse favorable à ma demande. Une seule sur les plus de 300 candidatures envoyées. Une seule, mais une de qualité. J’irai à l’entretien, je décrocherai le job. J’y serai depuis quelques années à l’heure où je vous raconterai ma formidable aventure à Pauvre Emploi, avec cette fois-ci, des collaborateurs bienveillants et une réelle motivation professionnelle… et même du temps pour manger mes céréales le matin !

Si au hasard d’un trajet jusqu’au travail vous croisez une jeune femme qui chante au beau milieu des embouteillages, dans un véhicule blanc climatisé (comme il y en a peu), il s’agit peut-être bien d’une ex-employée de Pauvre Emploi qui a migré vers des horizons meilleurs.

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