Concours de nouvelles : "Le jeu de lego", par Evelyne Baillif

Publié le 24/02/2021

Voici Le jeu de lego, par Evelyne Baillif. C'est la quatrième nouvelle publiée sur notre site web. Plus d'informations sur notre concours de nouvelles sur le monde du travail ici

Le jeu de lego

par Evelyne Baillif

 

C’était un lundi matin, 7h30 s’affichait sur ma montre. Assise dans ma voiture devant l’enseigne lumineuse « la maison du jouet » qui clignotait, j’attendais l’heure du rendez-vous. Les missions étaient claires, je devais mettre en rayon les nouveaux jouets pour les fêtes de fin d’année et conseiller les clients. Je venais en renfort d’une équipe permanente de 12 personnes. Du moins, ceci était la version officielle vis-à-vis du personnel. Je devais me fondre dans l’équipe, j’avais le profil de la femme de 50 ans, à reclasser. A cet âge, on devenait « cher » car expérimenté, donc il était plus difficile de retrouver du travail dans notre métier. La réalité était ainsi : les préjugés sur l’emploi étaient encore bien ancrés. « Ce reclassement » était l’alibi parfait pour me faire accepter par une équipe déjà bien intégrée, selon les informations, la situation était bien inquiétante dans cette société.

 

…suspicion.

Toute l’équipe était présente dans la salle de réunion, nous étions 3 nouvelles recrues pour la période. La moyenne d’âge ne dépassait pas les 35 ans, hormis moi. Le chef d’équipe présenta la structure, puis les membres du personnel. En retour, on se présenta aussi. L’atmosphère était cordiale mais artificielle. Des viennoiseries et du café avaient été disposés sur la table pour marquer l’arrivée des renforts…La véritable raison de ma présence était tout autre, je devais analyser la situation : trois démissions et deux tentatives de suicides en lien avec le travail en moins d’un an. La seule façon de libérer la parole, c’était de m’intégrer à l’équipe. Les dirigeants de la structure avaient cette volonté de discrétion et de compréhension. Cela ressemblait à une enquête d’émission de télé-réalité, mais le contexte d’une rencontre « officielle » avec un psychologue ne fonctionnerait pas. Cette proposition avait été un échec. Le silence entre certains membres du personnel s’était même renforcé.

 

…comprendre.

Les process d’organisation étaient partagés de tous, il n’y avait aucune revendication à ce sujet. Malgré les nouveaux protocoles sanitaires mis en place, tout le monde avait fait preuve d’adaptabilité et de respect. Chaque membre de l’équipe avait son rôle bien défini : cela fonctionnait. J’ai pu le constater dès ma première intervention dans les rayons avant l’ouverture. J’avais un stock de poupée mannequin déjà avec mon nom à mettre en rayon. Pour m’expliquer un peu la démarche, Valérie une jeune femme aux cheveux longs, m’aida un moment. Je pris une boite avec une poupée qui tenait un chien. Pour détendre l’atmosphère : j’imitais la poupée qui voulait aller promener son chien. Valérie éclata de rire. Tout en disposant les autres boites, je continuais la même comédie. Avec entrain, les boites étaient vite disposées dans les rayons.

 

…Sourire.

Puis un collègue de Valérie passa, comme une ombre furtive. Son visage se figea effaçant aussitôt le pétillement qui était visible dans ses yeux, j’imaginai son sourire s’effacer derrière son masque. Je l’interrogeai :

- Qui était ce ?

- Jean, un collègue.

Cette réponse évasive en disait long. Sur le moment, je n’ai pas insisté. En prétextant que je souhaitais découvrir le magasin, je voulais en savoir plus sur les agents.

 

…curiosité.

Avec une certaine « innocence », je parcourrais les allées, je questionnais les agents sur ce qui les motivaient d’être dans un magasin de jouet…ils avaient tous cette fibre qui vibrait devant une boite de Légo, d’un camion de pompier, d’un jeu de société…ils n’avaient pas perdu leur âme d’enfant communicative, pour la vente c’était un véritable atout pour cette société. Je poursuivais mon interrogatoire sur les conditions de travail. A part quelques anecdotes sur la couleur du café et les odeurs des toilettes, je n’ai pas eu de plaintes, ni d’informations qui pouvaient faire progresser mon « enquête ». J’espérai que l’heure de la pose déjeuner serait plus propice aux échanges.

 

…écouter.

À la pause du midi, j’avais plus de latitude pour observer les équipes. Il y avait une mutualisation de certaines missions comme la caisse, la vente, la mise en rayon et la gestion du stockage. Cette optimisation des différentes tâches permettait d’optimiser le temps de travail, mais cela coinçait vite au moment du rush : surtout aux heures de fermetures car tout le monde voulait des conseils de dernières minutes sur le nouveau jeu « tendance » et les files d’attentes en caisse s’allongeaient. Pour ma part, je n’avais pas accès aux caisses, ce qui avait fait l’objet d’une remarque de la part du chef d’équipe Alain comme si j’avais eu un « privilège ». J’avais prétexté à l’embauche que je ne maitrisais pas les outils informatiques. Il s’étonna en m’envoyant une réflexion très piquante sous forme de plaisanterie que j’étais comme ces téléphones portables d’une obsolescente programmée. Son éclat de voix face à sa remarque désobligeante laissa un malaise auprès des autres collègues. En simulant un regard apeuré, je le confortai par ma réponse : c’était pour cette raison que j’étais en reclassement professionnel. En quittant la salle de pause, il redressa sa tête comme un animal dominant qui affirmait sa détermination.

 

…prédateur.

Lorsqu’il referma la porte derrière lui, un vent de soulagement s’engouffra. Je commençais à peine ma phrase que Jean, me fit signe de la tête de me taire car le chef d’équipe écoutait aux portes. Comprenant la situation, je me levais pour me servir un café. J’avais un début de piste. Je me mis à l’écart pour consulter mon téléphone portable, j’avais le dossier de tout le personnel selon le respect des règles des protections des données, les informations étaient basiques, situation familiale, CV, antériorité dans la société… Alain était passé chef d’équipe depuis plus d’un an suite à la démission du chef d’équipe précédent ! Une évolution professionnelle que je qualifiais dans mon jargon « ascension professionnelle de la politique de la chaise vide : un agent sans leadership naturel qui devient responsable de ses anciens collègues est une erreur fondamentale de management = pas de légitimité ».

 

…tension.

Je devais faire le profil d’Alain en priorité. Lorsque j’orientais les clients vers les jouets qu’ils recherchaient, je profitais pour observer à nouveau l’attitude des agents. Il y avait parfois cette peur, cette suspicion d’être espionnée, pourtant les équipes étaient à leurs postes travaillant en respectant les gestes barrières. Mais derrière les masques, il n’y avait plus de sourire, l’inquiétude se lisait dans leurs yeux. Leur emploi était stable, une paye pas très élevée mais qui restait correcte avec des avantages d’une prime de fin d’année. D’où venait la menace ? Durant les trois jours suivants, le silence restait pesant. Puis un évènement arriva, certes en apparence anodin. En allant aux toilettes, j’ai croisé Valérie, les yeux rougis, c’était sa proie. En recoupant toutes les brides d’informations, et certaines confidences, j’étais face à un pervers narcissique, qui avait utilisé son autorité pour satisfaire son égo : il manipulait une personne à la fois, en les isolant, les déstabilisant en leur « prouvant » leur manquement, voir leur incompétence ! Et face à cette honte de ne pas être à la hauteur, chacun d’entre eux se taisait, ne souhaitant pas une humiliation supplémentaire. Tant que personne ne parlait, il continuait ses menaces, testait « ses proies » toujours à l’affût d’information qu’il retournait à son avantage. La perversité était insidieuse car difficile à prouver. Avec délicatesse, j’ai pu obtenir les « preuves » nécessaires ! C’était mon métier, analyser les comportements, écouter…définir les profils à risques…un dossier d’harcèlement moral a pu être établi et l’agent a été invité à quitter la société sous peine de licenciement pour faute grave ! La lucidité des dirigeants a été fondamentale dans cette affaire.

Ils comprirent que le jeu de l’égo d’un homme pouvait déstabiliser toute une société.

 

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