Concours de nouvelles : Boule de neige au soleil, par Sébastien Verdier (lauréat)

Publié le 10/02/2021

Voici Boule de neige au soleil de Sébastien Verdier. Ce texte a remporté notre concours de nouvelles. C'est la deuxième nouvelle présentée sur notre site web, après Jour 824 - Mon séjour à Pauvre Emploi, de Sophie Fontaine.

Boule de neige au soleil

par Sébastien Verdier

Paris. La Défense. Le 1er du mois. 12h30.

Réunion du conseil d’administration de Consumerics. Le Président-Directeur général prend la parole au milieu des plateaux repas du déjeuner trois étoiles. Il dit que les share-holders ont été très clairs : suite aux mauvais résultats du troisième trimestre, impacté par la pandémie, il faut augmenter les dividendes. On ne peut pas produire plus, rétorque le Directeur général des Opérations, ou alors il faudrait investir sur une nouvelle supply chain, ce qui n’est pas dans les tuyaux pour l’instant. On ne peut pas vendre plus cher, répond le Chef exécutif des Forces commerciales, ou alors on coule les ventes et le Net Promoter Score, ce qui n’est pas une option, même à court-terme. On ne peut pas réduire encore plus les coûts pour augmenter le free cashflow, pose en dogme le Directeur administratif & financier, ou alors il faudrait raboter la masse salariale, ce qui n’est pas de son ressort. On ne peut pas compresser encore le personnel, répond la vice-présidente des Ressources humaines (qui a saisi l’allusion), ou alors il faudrait revoir les process pour augmenter le rendement opérationnel des salariés, ce qui serait une bataille à mener devant les CE, CCE, et autres CHSCT. Oui mais ça, au moins, c’est faisable, reprend le DGO avec un sourire. Vous y arriverez facilement, ajoute le chef des ventes en plaisantant. Et cela ne coûte rien, renchérit le DAF avec humour. Le PDG sent qu’il est de son devoir de conclure. Les ressources humaines ne se sont pas défendues : elles ont perdu. « Madame la VP des RH, donnez la consigne à toutes nos filiales de downgrader d’un point le ratio de masse salariale sur chiffre d’affaires ».

Saint-Denis. Le Chaudron. Le 2 du mois. 11h.

Réunion du comité directeur de la filiale réunionnaise de Consumerics. Le Directeur général adjoint prend la parole, au milieu de quelques verres à moitié pleins de boissons apéritives. Il dit que la maison-mère a été très claire : il faut dégraisser un peu. On ne peut pas enlever les intérimaires de la logistique, rétorque le Responsable des opérations, ou alors il faudrait réorganiser les approvisionnements, ce qui n’est pas très réaliste. On ne peut pas dégager les prestataires commerciaux des boutiques, répond le Patron des Ventes, ou alors les clients achèteraient moins, ce qui est une mauvaise idée à moyen terme. On ne peut pas se passer des cabinets externes qui font les audits financiers, explique le Contrôleur de Gestion en chef, ou alors il faudrait former du personnel interne à cela, ce qui n’est pas de son ressort. On ne peut pas orienter autant de salariés sur de nouveaux métiers, lui répond la Responsable du personnel (qui s’est sentie visée), il n’y a pas assez de formateurs dans son service, ou alors il faudrait en recruter. Oui mais, ça on vient de nous dire que ce n’est pas possible, reprend le RO avec patience. Combien y a-t-il de formateurs ? s’interroge le responsable commercial avec candeur. Quatre, répond le CDG, plus leur chef bien sûr, précise-t-il avec un brin d’humour. Le DG adjoint sent qu’il est de sa responsabilité de trancher. La RH a, dans son département un service surdimensionné, et qui va clairement avoir de moins en moins d’activités : elle a perdu. « Mademoiselle la DRH, descendez la consigne de mettre fin au contrat d’un de vos formateurs.»

Saint-Pierre. Front-de-mer. Le 3 du mois. 9h30

Réunion d’équipe du service Formation, dans les locaux de la zone Sud, de la filiale réunionnaise de Consumerics. Le Responsable de Service prend la parole au milieu de quelques gobelets en plastique de cafés noirs. Il dit que le CODIR a été très clair: il faut réduire la voilure sur les formations. On ne peut pourtant pas enlever des modules, rétorque le Chargé de formation Senior, ou alors il faudrait se résoudre à baisser la qualité de la formation, ce qu’il refuse de croire possible. On ne peut pas se passer de FormAtout, le free-lance qui forme les vendeurs, répond le Chargé de formation Supérieur, ou alors ces derniers vendront moins bien, voire moins - tout court - ce qu’il estime absurde à long terme. On ne peut pas non plus décranter la quantité de formations, explique le Chargé de formation Expérimenté, c’est à peine si on arrive à remplir un planning. Le chef d’équipe sent bien que c’est à lui de finir la réunion. Le formateur junior ne s’est pas exprimé : il a perdu. De plus, il est le dernier arrivé dans l’équipe, ce sera plus facile. Il commence : « Jimmy, on ne peut pas... » - J’ai compris les gars, ne vous inquiétez pas : je suis en CDD, c’est moi qui trinque.

Jimmy se met alors à chercher du travail. On essaie de l’aider. Jimmy se recycle finalement dans l’enseignement. Jimmy apprend le français, les maths et la vie en société à de jeunes élèves. Il y met beaucoup d’énergie, de temps, de cœur : il souhaite que ces gamins deviennent des gens meilleurs que leurs aînés, il tâche - humblement - de les illuminer de vérités universelles, d’en faire des individus éclairés. Ces jeunes élèves finissent par obtenir des diplômes. Puis ils trouvent du travail. Et un jour, ils et elles se retrouvent formateurs, responsables, directeurs ou directrices, président(e)s, et ils tiennent des réunions... Mais l’histoire s’arrête là : entre leurs doigts pleins de lumière, la boule de neige a fondu.

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