Concours de nouvelles : "En pente douce", par Isabelle Joly

Publié le 24/02/2021
Publié le 24/02/2021

Voici En pente douce, par Isabelle Joly. C'est la cinquième nouvelle publiée sur notre site web. Elle a obtenu le troisième prix. Plus d'informations sur notre concours de nouvelles sur le monde du travail en cliquant sur le mot-clé en bas de page.

En pente douce

par Isabelle Joly

Après une carrière sans accroc, trente ans de loyaux services, j’approchais de la retraite, pensant achever ce parcours en douceur. Responsable d’une équipe motivée, habituée aux changements permanents qui affectaient le fonctionnement de mon entreprise, j’avais installé une relation amicale avec ma directrice. Je pouvais compter sur elle, elle savait que j’étais là quand elle avait besoin de moi, courroie de transmission attentionnée, notre tandem était solide, à toute épreuve, pensais-je alors.

Et puis, un dimanche soir, alors que j’admirais le coucher du soleil, je me pris les pieds dans les chaussettes, ma vieille chienne. Je me précipitais pour répondre au téléphone, et je tombais en me brisant le poignet. Un incident banal qui allait me faire basculer dans un véritable maelström, bouleversant ma vie. Je me retrouvais avec un plâtre, affublée de deux broches dans le poignet droit. Repos obligatoire de deux mois. Cela tombait juste au moment où ma collègue était en congé et ma directrice seule. Se sentit-elle trahie par cette interruption ? Toujours est-il que lorsque je rentrais, nos relations avaient changé du tout au tout.

Heureuse de reprendre du service, je me précipitais dans son bureau, après avoir repris contact avec mes collègues qui m’accueillirent chaleureusement. J’avais déjà survolé les nombreuses modifications informatiques. J’étais rodée au changement, choisi par l’entreprise. Sur le front de l’emploi, nous étions des caporaux à l’échine souple, prêts à faire passer les pilules à nos équipes dociles et fatalistes. J’entrais joyeuse dans son bureau, je fus reçue par son visage glacial. Le ton était donné, il ne devait plus changer. - Tu es enfin rentrée, il y a eu beaucoup de changements pendant ton absence, il va falloir revoir ton mode de management.

Je répondis immédiatement :

- Je sais, j’ai déjà commencé à lire les instructions. J’ai l’habitude.

Elle continua son discours sur un ton froid, comme si elle n’avait pas entendu ma remarque.

- Je compte sur toi pour reprendre en main ton équipe qui a pris de mauvais plis pendant ton absence

- Mais bien sûr, répondis-je glacée par le ton sévère, je ferai de mon mieux.

- Le mieux est l’ennemi du bien, me rétorqua-t-elle du tac au tac.

Quand je sortis de cet entretien, j’étais bouleversée.

Un grain de sable avait enrayé la machine. Je me rassurais en me disant que c’était un mauvais moment à passer, un nouveau défi pour moi. Je me trompais. Elle se mit à pourchasser la moindre erreur. Chacun de mes actes était analysé, jugé. Mes relations avec mon équipe devaient changer. Tout ce que je faisais était remis en cause. J’avais l’impression d’être traquée par un chasseur avisé, qui connaissait mes moindres travers. Nous travaillions depuis de nombreuses années ensemble, elle avait le champ libre. Je me sentais dans l’insécurité, j’étouffais. Cette suite continue de critiques sur mon travail me donnait le vertige. J’avais l’impression d’être poursuivie par un lutin pervers qui me suivait à la trace, me cherchait noise à la moindre. Je perdais pied, je ne savais plus où j’en étais. Mon adversaire se ruait avec délectation sur ces défaillances, me mit des chausse-trappes où elle me regardait tomber, satisfaite de son effet. Les réunions devenaient des réquisitoires où j’étais prise à partie devant les autres membres de l’équipe, d’où je ressortais sonnée par la violence des propos. Me sentant attaquée de toutes parts, je fis front, je voulais me sortir de ce piège. J’en avais vu d’autres dans une vie qui n’avait pas été de tout repos. Je courbais le front, travaillais sur mes défauts, dans l’espoir que cela s’arrête. Que nenni, un beau jour, je me retrouvais avec une équipe tronquée, elle m’avait enlevé de bons éléments. J’essayais d’en discuter.

- Rien n’est négociable, c’est mon privilège, m’asséna-t’elle froidement, à un des rares moments où je pouvais échanger quelques mots avec elle.

Désormais la porte de son bureau m’était fermée. Auparavant, je passais parfois bavarder pour nous détendre. Ce n’était qu’un lointain souvenir, il ne restait plus que les échos de sa colère froide, qui chaque jour, sapait ma confiance, se rapprochait de mon « œuvre vive », elle me connaissait bien.

Un vendredi matin, j’attendais la fin de la semaine avec impatience, pour m’échapper de mon enfer. Chargée de l’accueil, j’avais fait une erreur sur le planning, acte banal sitôt transformé en délit. J’avais la peur au ventre de faire une erreur. En tout cas, vers 10 h, je recevais un mail « violent » qui fit craquer mes dernières défenses. Je fus prise d’une crise de larmes inextinguible. Je « pleurais toutes les larmes de mon corps », je n’étais plus capable de parler. J’ai dû appeler mon mari pour me ramener à la maison, car je ne pouvais plus conduire. La crise dura tout le week-end.Je ne pus ni manger, ni dormir. Incapable de me rendre au bureau le lundi, je me rendais chez mon médecin de famille qui m’avoua ne pas comprendre.

- Mais comment, une personne, aussi expérimentée que toi, a-t-elle accepté de se mettre dans cet état ?

Je ne pus lui répondre, me retrouvais à l’arrêt de travail, le début d’une longue série. Chaque fois que je me rendais au bureau, je prenais « une chasse » et repartais me calfeutrer chez moi, roulée en boule sur ma souffrance. Comment ai-je fait pour me retrouver dans cet état ? Qu’était-il advenu de la gagnante qui obtenait les louanges en fin d’année, félicitée pour son travail ? Je passais en boucle les évènements qui m’avaient mise à terre. Je recevais des encouragements de mon équipe, compatissante. J’étais devenue une ombre. Je pensais même au suicide, pour attirer les projecteurs sur mon « cas ». Je ne mangeais plus, ne dormais plus. Je réussis tant bien que mal à bander mes blessures, et je repris le chemin du travail. Je fis mon mea culpa…Erreur mortelle. J’eus un entretien hiérarchique, où je fus jugée, sans que je puisse me défendre. Puis la colère monta des profondeurs où se tapissait ma souffrance. Je décidais de me battre. - Je n’allais pas me laisser détruire totalement. Je voulais terminer cette carrière « la tête haute » dans cette institution où j’avais passé ma jeunesse, donné le meilleur de moi-même, je n’allais pas m’en aller en vaincue. Je me rendais compte que le besoin de perfection avait participé à ma souffrance. Je décidais de me battre, appelais le service d’écoute psychologique, demandais un soutien, rencontrais l’assistante sociale, la responsable de la qualité de vie au travail. Il me fallait polir mes mots, parler sans accuser, me remettre en cause sans attaquer, exercices de style qui m’usaient. Chaque entretien devait être longuement préparé, chaque mot pesé. Il fallait surtout, me disait-on, mettre mes émotions de côté. Plus facile à dire qu’à faire. J’épuisais mes dernières forces, acceptais les propositions de « conciliation » d’où je ressortais une fois « sonnée » ! Noël arrivait. Avec un peu d’espoir, j’envoyais un mail à ma directrice, en proposant la fin des combats, de tourner la page, de recommencer à zéro. Je n’eus aucune réponse. Elle ne désarmait pas. On me proposa des séances de coaching. En même temps, je me révoltais de l’impunité dont jouissait la direction. Je devais changer, mais si au moins, on admettait qu’il y avait eu une erreur de management. J’avais vraiment l’impression que ma souffrance n’était pas reconnue.

Le temps a cicatrisé mes blessures. J’ai trouvé un rôle qui convient à mon nouvel état d’esprit. Je me suis engagée dans un syndicat où j’apporte mes lumières sur la souffrance au travail. Je peux écouter, conseiller, car j’ai connu des épreuves qui m’ont rendue plus riche. Je reste une femme pleine d’émotions et de créativité. Je ne dirai pas que je suis plus solide. La retraite approche, je partirai fière de ce travail où j’ai passé la plus grande partie de ma vie.

Il a fallu du temps pour que je me pardonne. J’ai retrouvé ma paix intérieure.

« Le pardon ne fait pas oublier le passé, mais il élargit le futur », Proverbe sanscrit

 

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Isabelle Joly est à droite sur la photo. Crédit photo : Guillaume Foulon, L'Eco Austral

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