Concours de nouvelles : "Sans maudire ou l’art de laisser filer des talents", par Roxane Montaigu

Publié le 01/03/2021
Publié le 01/03/2021

Voici Sans maudire ou l’art de laisser filer des talents, par Roxane Montaigu. C'est la sixième nouvelle publiée sur notre site web. Elle a obtenu le deuxième prix. Plus d'informations sur notre concours de nouvelles sur le monde du travail en cliquant sur le mot-clé en bas de page.

"Sans maudire ou l’art de laisser filer des talents"

Roxane Montaigu

Ce soir-là, au crépuscule, les vagues s’écrasaient sur les rochers de l’hôtel. Dans la salle réservée à l’occasion d’une rencontre entre acteurs du recrutement, je m’installais au premier rang. Dans l’anonymat total. Moi, éducatrice à l’époque, j’exerçais encore mes missions dans le champ de l’action sociale et médico-sociale, et non celui de l’économie marchande. Sans maudire, mais très pensive, j’écoutais un retour d’expérience de session de recrutement. Un responsable RH en restauration et un représentant d’organisme financeur de formation nous narrèrent leur mécontentement en voyant un jour arriver à l’entretien d’embauche, un jeune candidat de 19 ans accompagné par ses parents. « Quelle absurdité de croire qu’en venant avec ses parents, il serait pris au sérieux ! » Alors pour si peu, le candidat, visiblement trop bien entouré, n’eut aucune chance de faire valoir ses talents. Il semble que les « décideurs » puissent jouir à croire en leurs représentations de basse qualité en pensant qu’il leur faille trouver des clones d’eux-mêmes. Ne percevant pas que ce mécanisme de douce dictature du recrutement les aveugle face aux opportunités à saisir pour dénicher des talents. Le talent n’étant pas à associer à un « bon salarié » mais plutôt à la capacité de créer sa propre réalité en se mettant en action et concrétiser nos projets, nos envies. Celle par exemple de s’en sortir en se présentant à un entretien de recrutement pour être autonome financièrement et gagner en compétences, tel que ce jeune homme volontaire et présent à l’entretien. Il ne savait pas qu’il devrait se confronter au jugement aléatoire de ceux qui ont le pouvoir de décider. Recruter un jeune en emploi franc, ok, pour condition qu’il soit « autonome ». C’est bien l’art de faire des raccourcis idiots et dénués de toute capacité à percevoir en l’autre les différences qui font de lui un être acteur de sa propre vie.

À l’école, dans les associations d’éducation populaire, auprès des acteurs spécialisés de l’action sociale, la mobilisation des parents, de la famille au sens large est notre cheval de Troie. Celui de l’engagement à accompagner en transmettant des habiletés à être autonome. Il faut tout un village pour élever un enfant. Si notre responsabilité face à l’apprentissage nous incombe à toutes et tous, comment parvenir à s’accorder sur le sens que nous mettons sur les compétences à maîtriser ? Par exemple : Quelles images prêtons-nous à l’autonomie ?

Petit récapitulatif clair et succinct :

AUTONOMIE, du grec AUTOS= SOI-MÊME et NOMOS=LOI (Droit que les Romains avaient laissé à certaines villes grecques pour se gouverner par leurs propres lois.) L’autonomie, c’est la capacité et/ou le droit d’une personne à choisir elle-même les règles de sa conduite, l’orientation de ses actes et les risques qu’elle est prête à courir.

Si j’avais été la recruteuse, je n’aurais aucunement vu la présence des parents comme une faille à l’autonomie de ce jeune adulte. Il y a de cela 8-10 ans, j’avais pour mission de former les stagiaires de cursus en « Services et restauration polyvalente » ; et voici quel talent nous n’avons pas laissé filer.

Ce matin-là, la lumière émanant de la rue se reflétait sur les tables du restaurant. En coulisses, la dirigeante de l’établissement et moi-même amorcions tranquillement la découpe des fruits et légumes destinés à nourrir tout le quartier avoisinant. Quand entra, sans mot dire et une jeune fille au large sourire accompagnée de sa maman. La lycéenne me tend des papiers qui décrivaient les conditions de stage en service restauration polyvalent. Elle était scolarisée dans un établissement situé deux rues plus loin. Depuis un an que je travaillais pour ce bar à fruits, nous avions collaboré une bonne vingtaine de fois avec ce lycée car nous avions à cœur de prendre nos responsabilités à l’égard de « l’apprentissage ». Avant que la jeune lycéenne de 16 ans arrive à nous, nous avions beau être formidablement accueillantes, à l’écoute des besoins et envies des stagiaires, notre enthousiasme ne faisait pas mouche. À défaut de trouver des stages dans des établissements restaurants de leurs habitudes alimentaires, ils venaient à nous en dernier recours. Ce jour-là, nous accueillîmes cette jeune fille délicate dans ses attitudes, son regard persistant veillait à décoder tous nos signes et expressions corporelles pour savoir si ici, elle serait accueillie. Sa maman joua le rôle d’interprète pour nous verbaliser la demande de sa fille. Un stage de professionnalisation en « restauration polyvalente ». Quatre semaines ! Nathalie et moi-même n’avons pas eu besoin de nous concerter et je répondis « OK » à Samira en langue des signes. J’ai eu la sensation ce jour-là de parler sa langue maternelle et ainsi lui offrir l’assurance de pouvoir communiquer aisément dans notre restaurant. En un rien de temps, elle rédigea une affiche : « Chers clients, je suis Samira, stagiaire durant quatre semaines. Je lis sur vos lèvres pour prendre votre commande. Merci de parler lentement et distinctement. » Elle faisait preuve de belles initiatives spontanées. Elle avait envie de goûter tout ce que nous cuisinions. Des smoothies originaux aux fruits bio ; des tartes salées ; des salades de carottes à la marocaine, des sushis, des tartes aux raisins et nos fameux cheesecakes fruits de la passion-combava... Ce fut la seule stagiaire sur 23 qui avait cette envie de découvrir et d’expérimenter de nouveaux goûts culinaires. Elle ne percevait pas notre établissement de restauration comme étant un endroit à ne pas « fréquenter ». Avant et après Samira, bon nombre de nos stagiaires ne manifestaient pas l’intérêt de goûter ce que nous servions à nos clients. À tous sans exception nous leur proposions d’emporter avec eux des smoothies qu’ils avaient appris à faire ou des parts de tartes et des desserts. Beaucoup refusaient. Quasiment tous à vrai dire. Leur parents et amis se moquaient de leur lieu de stage.

Avec Samira, la relation auprès des clients se vivait formidablement bien. Les échanges se faisaient en prenant plus de temps pour être certain de bien se faire comprendre. Beaucoup se mirent à apprendre quelques signes faciles à reproduire en toutes circonstances. Communiquer avec Samira, au quotidien, ce fut l’opportunité de casser certains codes de représentations. Par exemple : non, cette jeune fille ne pourra pas s’adresser verbalement aux clients et à ses supérieurs ; mais oui elle sait parfaitement décrypter nos messages et se faire comprendre en retour, tellement elle est agile en communication non verbale. Ou encore, oui elle a besoin de sa maman pour établir les premiers contacts dans le monde du travail pour faciliter la communication entre entendants et sourds ; mais non, elle n’a pas besoin de sa maman pour savoir comment se comporter en stagiaire modèle, respectueuse et pleine d’entrain à découvrir et à apprendre.

Nos points de vue sont la conséquence de nos perceptions et de nos représentations. Et il n’est pas reconnu que les décideurs, ceux qui détiennent le pouvoir de recruter sachent identifier celles qui sont justes et pertinentes de celles qui ne le sont pas. Aujourd’hui, le monde de l’entreprise s’investit de plus en plus auprès des élèves français en impulsant des projets de mentorat par la création de mini-entreprises rentables. Ainsi, les entreprises participent pleinement à l’essor des jeunes talents de notre pays. Un élan constructif qui appelle les salariés, et les dirigeants à prendre conscience des difficultés présentes pour tous ces jeunes en passe d’entrer sur le marché du travail. C’est un principe de gagnant-gagnant où l’apprentissage se fait dans les deux sens, et non plus de façon pyramidale. Prendre conscience de notre responsabilité à l’égard de l’apprentissage, c’est garantir l’implantation de compétences durables et transférables au service du bien commun et individuel.